Crise de l’itinérance : entrevue avec Benoît Côté, directeur de Pech
Entre 2018 et 2022, selon le recensement provincial, le nombre de personnes en situation d’itinérance visible* dans la ville de Québec aurait grimpé de 536 à 736. D’après les experts·es, ce nombre est largement sous-estimé et a continué d’augmenter de manière importante en 2023. Devant ce constat, le milieu communautaire sonne l’alarme face à une crise de l’itinérance qui ne fera que s’amplifier, si rien ne change. Entretien avec Benoît Côté, directeur de l’organisme Pech (Programme d’encadrement clinique et d’hébergement).
Détresse en hausse et interventions plus complexes sur le terrain: l’effet de la pandémie
« On en parle souvent, de la pandémie, mais on n’a pas fini de mesurer l’impact que ça a eu comme communauté, comme société. » C’est l’un des premiers constats que lance Benoît Côté au cours de l’entrevue. En effet, depuis la pandémie, il observe une intensification de la détresse dans tous les arrondissements de la ville: augmentation des appels pour de la violence conjugale, des problématiques d’anxiété, de santé mentale, des crises suicidaires… Une situation qu’il n’avait jamais vue en 30 ans de travail dans le milieu communautaire.
À cette hausse de la détresse s’ajoute celle de la consommation de drogues de rue, telles que les amphétamines, ou encore, plus récemment, celle du fentanyl. Selon le directeur de Pech, cela entraîne des défis pour les intervenants·es sur le terrain. « C’est vraiment quelque chose qui a accéléré l’agressivité et l’impulsivité », remarque-t-il.
En effet, il explique que certaines personnes vont consommer pour rester éveillées lorsqu’elles passent la nuit dehors, entre autres pour ne pas se faire voler leurs effets personnels. Sauf que, ajoute-t-il, lorsque ça fait une, deux, trois journées qu’une personne n’a pas dormi et qu’elle consomme, elle peut manifester des comportements qu’elle n’aurait pas eus autrement.
Ainsi, même si les équipes de Pech sont habituées aux crises psychotiques, qui sont complexes et douloureuses pour les personnes qui les vivent, lorsque s’ajoute un contexte de consommation de drogues, l’intervention peut être plus ardue. « Ça arrive à l’occasion qu’on se fait menacer, comme intervenants·es, par des gens qui sont sous l’emprise de ces amphétamines-là ». Une situation qui est plus fréquente qu’il y a 10 ans.
Ce contexte n’est pas sans rappeler les défis de cohabitation en Basse-Ville de Québec, notamment dans le quartier Saint-Roch. « Je comprends le citoyen lambda qui ne travaille pas nécessairement au quotidien avec la problématique de la toxicomanie, de l’itinérance, d’avoir parfois peur, parce qu’à Pech, on a parfois peur de comportements liés aux substances ».
Trois conditions pour une réduction majeure de l’itinérance à Québec
Comment, dans ce contexte, « prendre soin de la communauté, de la cohésion sociale et du vivre ensemble », pour reprendre les mots de Benoît Côté?
Selon lui, « il ne s’agit plus de s’accuser les uns les autres » en renvoyant la responsabilité entre le CIUSSS, les organismes communautaires et les différents paliers de gouvernement.
“Il est important que les citoyens·nes se sentent rassurés·es par un plan d’action. Moi, je suis partisan d’une réduction de l’itinérance majeure à Québec, mais ça va se faire à trois conditions: un, une volonté politique, deux, des budgets et trois, un plan concerté, partagé, où on va oser sortir des façons habituelles de faire”.
1- Une volonté politique
La volonté politique, Benoît Côté la constate du côté du municipal, notamment devant l’engagement du maire Marchand à « donner un coup de barre important pour réduire l’itinérance ». Il déplore toutefois l’absence d’une action forte du côté du provincial.
Le problème, analyse-t-il, c’est qu’il y a, au provincial, un gouvernement composé d’hommes et de femmes d’affaires qui semblent assez peu préoccupés·es de la question sociale.
« Je sais que ce gouvernement-là n’est pas pire que les autres avant lui par rapport à l’itinérance, précise Benoît Côté, mais entendons-nous qu’il y a une sorte d’échec, au Québec, de l’ensemble des gouvernements des 25 dernières années à regarder cette question-là de façon sérieuse. »
Il rappelle qu’il a souvent fait, dans les 10 dernières années, appel à un meilleur financement des groupes communautaire. Sans résultat. « Je ne ressens pas d’écoute. Je n’ai pas de retour. Je n’ai pas ce pouvoir là, même quand je parle au nom du mouvement communautaire. Nos regroupements n’ont pas réussi à capter l’attention des gouvernements. »
2- Des budgets et du monde payé… comme du monde
En ce qui concerne les budgets, la deuxième condition pour une réduction de l’itinérance, « il faut les multiplier par 4 ou 5 », estime-t-il, soit bien plus que les nouvelles sommes annoncées récemment par le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant. À cela s’ajoute le fait que les intervenants·es du milieu communautaire ont des salaires nettement moindres que dans les institutions publiques. « Les salaires du communautaire, par exemple, ne peuvent pas combler tous les besoins actuels avec l’inflation». Ainsi, trouver des intervenants·es dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, avec des salaires peu compétitifs, « c’est la tempête parfaite» pour une diminution de ces services essentiels. »
Déjà, certains organismes de la ville sont contraints de réduire leurs heures d’ouverture ou de fermer des volets de service pour mieux payer leurs employés·es. Une situation intenable.
3- Un plan concerté et partagé
S’inquiétant déjà pour l’hiver à venir, le directeur de Pech déplore une vision à court terme, année après année, en matière d’itinérance.
“Pour sortir les gens de la rue, il faut sortir du modèle traditionnel de l’urgence, c’est-à-dire de
l’hébergement temporaire d’urgence, parce que c’est pas un parcours résidentiel, l’itinérance et les refuges”.
Selon lui, la « colonne vertébrale » d’une stratégie de réduction de l’itinérance devrait être le développement d’une offre de logements aux personnes itinérantes, avec un accompagnement par des intervenants·es.
Et ce type de modèle, ça fonctionne. Des exemples dans le monde et à Québec le prouvent. Ainsi, à Québec, Pech et d’autres partenaires de l’itinérance ont participé à sortir 225 personnes itinérantes chroniques de la rue depuis 2016, grâce au programme Logement D’abord. Le tout, avec une toute petite équipe de 7 ou 8 personnes.
Si le milieu communautaire avait plus de budget, explique Benoît Côté, il serait possible de former une nouvelle équipe Logement D’abord à Québec, voire même deux autres équipes. Imaginez les résultats.
Agir ensemble : le pouvoir des citoyens·nes
Quel est le pouvoir des citoyens·nes devant cette crise de l’itinérance? Selon le directeur de Pech, il est possible d’agir à petite échelle. La mobilisation citoyenne, c’est d’abord sensibiliser les gouvernements à l’impact positif de l’existence des organismes communautaires sur leurs milieux.
Il prévoit d’ailleurs que le milieu communautaire devra, d’ici un an ou deux, sortir sur la place publique afin de revendiquer de meilleures conditions de travail pour le personnel. «À ce moment-là, on pourra peut-être demander aux citoyens·nes de nous appuyer : par une pétition à l’Assemblée nationale, une
manifestation… Peut-être parler à leur député, écrire des lettres aux lecteurs». Tout ce qui pourrait faire que le gouvernement se dise « Ah, le mouvement communautaire s’il est plus là demain matin, ce sera pas joli ». Parce que, s’inquiète-t-il, « mon tableau de bord, il est allumé en rouge partout ».
À nous d’y être.
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*L’ITINÉRANCE VISIBLE fait référence à la forme la plus connue de l’itinérance. C’est celle que l’on voit dans la rue et dans les refuges. L’itinérance cachée fait référence à l’hébergement transitoire (chez de la famille, des amis·es, des proches ou des inconnus), souvent appelé « couchsurfing », sans certitude sur la durée ou la sécurité de cet hébergement.
*PECH est un organisme communautaire qui vient en aide à des personnes vivant avec diverses problématiques (troubles de santé mentale, toxicomanie, judiciarisation, itinérance). Les services offerts comprennent notamment le soutien communautaire, un service de crise et de post-crise, une maison d’hébergement et le soutien au logement. (Pour en savoir plus : infopech.org)
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Cet article se retrouve dans l’édition de janvier 2024 du journal Le Carillon.
Écrit par : Amélie Audet