L’épidémie de grippe espagnole vue de la Basse-Ville
Par Émilie Lapierre-Pintal
Alors que l’été 1918 se termine, la Basse-Ville de Québec attend avec espoir la fin de la Première Guerre mondiale qui se profile à l’horizon. Ses habitants et habitantes ignorent toutefois qu’un autre ennemi, invisible à l’œil, se prépare à envahir leur vie: le virus de la grippe espagnole.
Printemps et été 1918 – La grippe «espagnole» se répand partout dans le monde
De type H1N1, ce virus, qui n’avait d’espagnol que le nom, infecta en quelques mois le tiers de la population mondiale et des millions de personnes en moururent.
Il est fort probable que les premières personnes atteintes de cette grippe furent des soldats américains basés au Camp militaire Funston au Kansas (É-U). Si cette première vague de la pandémie fut peu meurtrière, elle réussit quand même à rejoindre l’Europe, l’Asie et l’Océanie.
Un début d’épidémie censuré
La Première Guerre mondiale faisait toujours rage en ce début de pandémie. Les gouvernements des pays en guerre ont utilisé leur pouvoir de censure afin de cacher les progrès de la maladie. Il ne faudrait pas apeurer encore plus les populations déjà durement mises à l’épreuve en ces temps difficiles. Seule l’Espagne a fait exception à cette règle. Ses journaux n’ont pas été pas censurés et ont mentionné la grippe dès mai 1918, d’où l’expression «grippe espagnole».
Automne 1918 – une deuxième vague meurtrière
La 2e vague de la grippe a pris son élan depuis les champs de bataille de la France et a contaminé le monde entier en seulement quelques semaines. La pandémie est entrée dans la ville de Québec par son port. En septembre, le coroner a indiqué que des cas avaient été été répertoriés à l’Hôtel-Dieu, mais les autorités ont tardé à réagir.
Du 14 au 20 octobre, le virus a décimé la population en faisant environ 40 victimes par jour. Les hôpitaux furent vite débordés. On a demandé l’aide des étudiants en médecine de l’Université Laval ainsi que des membres de la Ligue des ménagères de Québec pour travailler comme infirmiers et infirmières bénévoles.
À l’Hôtel-Dieu du Sacré-Cœur, dans le quartier Saint-Sauveur, les sœurs augustines travaillaient sans relâche auprès des personnes malades. Quatre-vingt religieuses ainsi que trois novices et jeunes professes ont rendu l’âme. Sœur Saint-Anselme a laissé ce témoignage quelques jours avant de mourir : «Je fais de tout mon cœur le sacrifice de ma vie afin que toutes les autres soient épargnées. »
80% des victimes provenaient de la Basse-Ville
Les hôpitaux débordaient, on manquait de personnel soignant et la peur rôdait. On n’osait plus sortir de chez soi… Sur les 500 morts·es de la ville de Québec, 300 sont décédés·es à la maison. Et 8 victimes sur 10 habitaient en Basse-Ville, où il arrivait que l’on retrouve une famille entière morte, ensemble, dans le même lit.
On fixait un ruban blanc sur la porte des maisons qui abritaient une personne malade afin que leurs voisins·es gardent leurs distances. Les membres de la Ligue des ménagères de Québec passaient de porte en porte, tentant de soigner les malades du mieux qu’elles le pouvaient, mais la maladie et la pauvreté forment un funeste duo. Dans ces logements surpeuplés, insalubres, sans eau courante, la mort s’installait.
On manquait de cercueils. Le tailleur Bon-Ton de la rue Saint-Joseph proposait des costumes de deuil confectionnés sur mesure en trois jours pour 35,95 $ (environ trois semaines de salaire pour un ouvrier). Les clochers des églises sonnaient le glas toute la journée, jusqu’à ce que l’archevêque en demande l’arrêt «car cela excite la population».
La «dictature hygiénique»
Afin de freiner l’épidémie, la Ville de Québec a ordonné le 7 octobre la fermeture des écoles, théâtres, cinémas, tavernes, salles de billard, salles de danse et des églises. Les autorités ont réduit les heures d’ouverture des commerces et en ont fermé certains, afin d’éviter l’encombrement des tramways, où l’on devait également garder au moins deux fenêtres ouvertes en tout temps. Commença alors une période surnommée la «dictature hygiénique» qui durera jusqu’au début de novembre! Seules les épiceries et les boucheries sont restées ouvertes, même si la viande et le sucre se faisaient rares.
Le téléphone quant à lui, fonctionnait par intermittence, car trop de téléphonistes étaient malades.
Les épidémies, de 1918 à 2020
Bien que plusieurs autres épidémies (variole, choléra, typhus et sida) aient frappé la ville de Québec au fil des siècles, la grippe espagnole a laissé une marque unique et profonde dans la mémoire collective. La pandémie actuelle de COVID-19 ne sera pas, elle non plus, oubliée de sitôt. Bien des éléments diffèrent entre ces deux pandémies (type de virus, niveau d’avancement de la science, conditions de vie et d’hygiène …), mais on ne peut s’empêcher de remarquer plusieurs similarités.
L’accès à des soins de santé adéquats est primordial afin de limiter les décès. À l’image des religieuses comme les Augustines et de la Ligue des ménagères de Québec, ce sont, en bonne partie, des femmes qui se dévouent corps et âme aux soins des malades. On remarque aussi que ce sont les hommes, les femmes et les familles qui ont des difficultés à joindre les deux bouts qui sont les premières victimes des catastrophes et pandémies.
Si le quartier Saint-Sauveur et ses habitants·es ont bien changé depuis 1918, cet exercice de mémoire nous rappelle combien le filet social, l’empathie, la solidarité et la générosité sont de puissants médicaments en temps de crise.
« Si nous ne sommes pas tous et toutes dans le même bateau
Nous sommes dans la même tempête.»
Dicton anonyme circulant sur internet, 2020